Ce soir-là, je quittais Mulhouse vers 17H30 avec l’idée de me poser pour un affut, histoire de profiter de la douceur de la soirée. Le thermomètre de la voiture m’indiquait 34°au départ. Arrivé à Orbey, à proximité de mon poste, il n’indiquait plus que 28°, il est 18h30.
Je coupe le moteur et me prépare. J’avais repéré le poste quelques jours plus tôt, et comptait profiter du changement de temps : Le vent de sud s’était calmé, laissant place à une « brise de pente » Ma culture libériste m’aide à comprendre et à utiliser au mieux les conditions aérologiques du moment …
Je passe ma tenue camo 3D, veste et pantalon, ça risque d’être d’une grande utilité si … Et me voilà parti avec arc, flèches, sac à dos. J’arrive sur le site, les conditions sont comme je l’espérais. Super, au moins ça semble bien se présenter pour le moment. J’arrive à mon poste en ayant pris soins de ne pas emprunter ni coupé la zone de chasse. Je pose sans bruits mon matériel, déplie mon tabouret sorti du sac.
Mon poste se trouve face à une pente, adossé à un écran, composé d’un muret en pierres sèches dans lequel ont poussé des rejets. Derrière cet écran, un pré qui descend vers une bande de forêt. Devant moi, sans aucun obstacle, un pré qui monte et une limite formée par un écran identique à celui auquel je suis adossé. A ma droite, un muret également qui me sépare de la forêt. Je sors mon télémètre : une coulée traverse le mur devant moi, en haut du pré, un peu sur ma gauche, distance 33m. A ma droite je distingue une coulée, qui traverse également le muret, distance : 23m. La brise descend la pente, donc m’arrive de face. Bien installé, assis, l’arc posé sur les genoux, je suis prêt à passer quelques heures à observer et écouter.
Le premier animal que j’aperçois est un renardeau, dans mon dos, trop loin, dans la bande de forêt derrière moi. Environ 80m. Content d’avoir nettoyé mes lunettes avant de partir … Puis, je vois passer le dos d’un chevreuil par-dessus le muret du haut, face à moi. Un pré se trouve derrière le muret qui est face à moi. Ensuite, un renardeau sort sur le pré devant moi, par la coulée où j’ai télémétré les 33m. Il descend vers moi et s’arrête au tiers supérieur du pré. Il s’assoit, se gratte, se lèche. Il est à une vingtaine de mètres. J’hésite, je commence à monter l’arc. J’aperçois quelque chose qui bouge devant moi. Je regarde, une chevrette passe la tête par-dessus le mur et agite ses oreilles. Si je tire ce renard, je risque de faire fuir la chevrette. Je décide d’attendre. Les choses bougent, le cœur s’emballe. Je respire un grand coup, mais discrètement ! … La chevrette saute le muret et me voici face à deux animaux. S’en suit un sketch entre les deux : à qui intimidera l’autre ! Chacun leur tour, ils bougent dans l’espoir de faire partir l’autre, tout en s’observant. Et moi, devant eux, spectateur d’une scène improvisée à laquelle je ne peux réagir … La chevrette finit par avoir le dessus. Probablement l’avantage de sa taille comparée à celle du renardeau, qui fini par renoncer et descend le pré, passe devant moi et vient s’arrêter à ma droite, à 2m de mon tabouret ! Ne pas bouger, ne pas réagir. Je le vois du coin de l’œil à ma droite. Pourvu qu’il ne s’effraie pas, il mettrait en alerte la chevrette. Pendant ce temps, le petit de la chevrette à fait son entrée. Il a lui aussi sauté le muret devant moi. Le Renardeau s’éloigne de moi, calmement en longeant cette haie à laquelle je suis adossé et va vers la forêt. Reste la chevrette et son petit devant moi, à bon vent, mais rien entre nous qui me permette de me dissimuler. Ne pas bouger. J’ai l’arc vertical, posé sur mon genou gauche. Le chevriard rejoint sa mère et commence à la téter comme une petite brute ! La mère le laisse faire, elle est face à moi, moins de 20m nous séparent. Le chevriard rassasié s’arrête et la mère se met de profil et commence à brouter, suivie du chevriard. Je vais devoir me résoudre à tirer le chevriard … ça ne m’enchante pas, mais si te tire la chevrette, je « fais » un orphelin. Je dois laisser de coté mes états d’âme, quand on fait le choix d’être le prédateur, il faut assumer. Un prédateur n’a pas d’état d’âme, il prélève. Aussi, je dois prélever de façon raisonnée, logique, (1/3 de mâles, idem de femelles et pareil pour les jeune) même si ça peut sembler cruel vu d’ici… Les deux sont donc de profil, le chevriard un peu décalé de quelques mètres. Pour résumer : chevrette 12/15m, chevriard environ 20m. C’est le plus petit et le plus éloigné. J’attends de ne plus voir les yeux de la chevrette. Elle tourne la tête vers le haut du pré, j’arme. Le petit ne réagit pas à mon geste, il fait confiance totale à sa mère qui ne réagit pas. A partir de là, la séquence devient mécanique, maintes fois répétée à l’entrainement. Ne plus réfléchir et laisser faire les automatismes, les acquis : Œil, visette, tunel, point lumineux, cible… Thorax, en arrière de l’épaule, tout est aligné, centré, le doigt presse le décocheur sans y penser. L’encoche lumineuse file doit vers le point visé, disparait sur l’animal en même temps qu’un bruit mat. La séquence dure une fraction de seconde, et pourtant, la concentration est telle qu’elle semble durer une éternité. Aucun détail ne m’échappe, comme si tout se passait au ralenti.
A l’impact, le chevriard se met à courir, il crie, il dépasse la chevrette, fait demi-tour vers moi, devant la chevrette, passe entre elle et moi. Il passe donc à moins de 10m de moi, et je vois le trou de sortie de ma flèche (qui a donc traversé) par lequel sort une giclée de sang. Il file sur ma droite, tombe dans les fougères contre le muret. Je l’entends se débattre, la chevrette se précipite sur lui, elle ne comprend pas ce qui s’est passé. Elle assiste impuissante à l’agonie de son petit devant elle. J’attends, le bruit cesse très vite, et s’en suit un silence. J’ai la tête tournée vers l’endroit, donc à droite, et je vois bouger à droite, donc dans le pré derrière moi. La chevrette marche, hésitante, l’air perdue, elle est à 10m. Machinalement, je tends la main vers mon carquois … ça suffit ! Je suis maintenant à mauvais vent, la chevrette me sent et comprend … Elle part comme une furie en zigzaguant dans le pré et en aboyant. J’entends sa colère, sa rage… Elle disparait.
Le calme revient, et la chevrette ayant laissé son petit, j’en déduis que l’hémorragie a fait son effet. Je me lève et me dirige vers les fougères. Je remarque et suis les traces de sang. Je cherche sous les fougères, et 3m devant moi, je vois une tâche de sang sur le muret. J’avance vers cette tâche et trouve l’animal couché, enroulé sur lui-même. Sa distance de fuite a été d’environ 20m, son agonie n’a duré que quelques secondes, en tous cas moins d’une minute, même si ça m’a paru long. Je l’attrape par les pattes et reviens le poser sur le pré.
Que d’émotions, de tension, de violence et de cruauté. J’ai l’impression d’avoir réussi quelque chose de pas gagné d’avance, et en même temps d’avoir brisé quelque chose. La chasse à l’arc est une chasse difficile, exigeante, technique, mais c’est une chasse de contact, où on vit des moments d’une rare intensité.